Distribution exclusive : protection du distributeur contre les ventes sur le territoire réservé
Le démarchage actif de clients situés sur un territoire réservé par le biais de visites ou de courriels ciblés est une forme de vente active constitutive d’un acte de concurrence déloyale ouvrant droit à réparation au profit du distributeur évincé.
Cour d’appel de Paris, 2 octobre 2024, RG n° 23/09584
Les faits à l’origine de l’arrêt
Une société taïwanaise spécialisée dans la fabrication et la commercialisation d’équipements pour l’industrie plastique sous la marque Shini avait confié la distribution de ses produits à deux sociétés concurrentes A et B dans le cadre d’un réseau de distribution exclusive, respectivement pour les territoires de la France d’une part, et de l’Algérie et de la Tunisie d’autre part.
Se plaignant d’une violation de son exclusivité territoriale, la société A avait obtenu la cessation sous astreinte de toute publicité, démarchage, communication et commercialisation des produits Shini par son concurrent sur le territoire français. La société B avait par la suite saisi le tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse afin d’être autorisée à utiliser son site internet pour la communication et la commercialisation des produits Shini, et obtenir la restitution des sommes versées au titre de la liquidation de l’astreinte.
En première instance, le tribunal avait jugé que seules les ventes actives vers d’autres territoires exclusifs pouvaient être prohibées au titre du contrat de distribution, de sorte que la société B pouvait valablement utiliser son site internet pour la communication et la commercialisation des produits Shini en France.
La Cour d’appel de Lyon, après avoir conclu à l’inapplicabilité du droit de la concurrence de l’Union européenne, condamnait la société B à réparer le préjudice concurrentiel subi par la société A lié au non-respect de son exclusivité de distribution des produits Shini sur le territoire français.
Cet arrêt était censuré par la Cour de cassation au motif que l’accord de distribution entrait dans le champ d’application de l’article 101 § 1 du TFUE, de sorte que la Cour d’appel de Lyon aurait dû vérifier si les ventes reprochées à la société B « étaient compatibles avec ces dispositions » (sous-entendu, qu’elles ne constituaient pas des ventes passives insusceptibles de limitation).
Les questions soulevées et les réponses apportées par la Cour d’appel de Paris
Statuant sur renvoi après cassation, la Cour d’appel de Paris était amenée à répondre à plusieurs questions qui sont exposées ci-après.
Premièrement, un contrat de distribution exclusive conclu entre un fournisseur et son distributeur constitue-t-il un accord entre entreprises au sens du droit de la concurrence ?
Réponse : Un accord de distribution exclusive constitue un accord vertical au sens du droit de la concurrence et une non pratique unilatérale, et ce même si le distributeur s’est contenté d’adhérer à un contrat dont il n’a pu négocier le contenu.
Deuxièmement, le droit de l’Union européenne s’applique-t-il à un accord dont le champ géographique est exclusivement national ?
Réponse : Le fait qu’une entente soit commise sur le territoire d’un seul État membre ne fait pas obstacle à l’application du droit de la concurrence de l’Union européenne. Dès lors que l’accord rend plus difficile la pénétration du marché par des entreprises établies dans d’autres États membres, il est susceptible d’affecter de manière sensible le commerce entre États membres.
En l’espèce, le contrat de distribution, en ce qu’il prévoit une clause d’exclusivité de commercialisation sur l’ensemble du territoire français, aboutit à cloisonner le marché en cause, et est par conséquent susceptible d’affecter de manière sensible le commerce entre États membres.
Troisièmement, la clause d’un accord de distribution exclusive visant à protéger le distributeur contre les ventes réalisées par les tiers sur le territoire réservé est-elle constitutive d’une restriction caractérisée au sens du règlement d’exemption ?
Réponse : Les accords verticaux sont couverts par une exemption catégorielle1 sous réserve qu’ils ne comportent pas de restriction caractérisée, au titre desquelles figurent les pratiques consistant à partager le marché en territoires ou en clientèles. Par exception, le fait de restreindre les ventes « actives » sur un territoire ou à une clientèle allouée exclusivement à un autre distributeur ne constitue pas une restriction caractérisée susceptibles de faire perdre à l’accord le bénéfice de l’exemption catégorielle. Les ventes « passives » ne peuvent quant à elles faire l’objet d’aucune limitation.
Enfin, quels sont les critères de distinction entre les ventes « actives » susceptibles de faire l’objet d’une limitation, et les ventes « passives » qui demeurent admises ?
Réponse : La Cour d’appel rappelle que :
La prospection de clients individuels par le biais de publipostage ou de visites ainsi que la prospection d’une clientèle déterminée ou située sur un territoire déterminé par le biais d’annonces publicitaires dans les médias ou sur Internet constituent des ventes « actives » ;
Le fait de satisfaire à des demandes non sollicitées émanant de clients individuels, de même que les actions de promotion générale permettant d’atteindre les clients situés en dehors d’un territoire ou d’une clientèle réservée constituent des ventes « passives ».
S’inscrivant dans le droit-fil d’une pratique décisionnelle déjà bien établie, la Cour d’appel précise que l’utilisation d’un site Internet pour vendre des produits est généralement considérée comme une forme de vente passive, car il permet aux consommateurs d’atteindre le distributeur. Pour autant, certaines restrictions relatives à la publicité en ligne spécifiquement adressée à certains clients peuvent être admises (par exemple, le fait de placer des bandeaux visant un territoire spécifique sur un site Internet ou l’achat d’espace publicitaire en ligne visant à diffuser une publicité spécifiquement aux utilisateurs établis sur un territoire particulier)2.
Au regard de tout ce qui précède, la Cour d’appel de Paris considère que la seule utilisation d’un site Internet non marchand tel que celui en cause, qui se contente de faire une présentation générale de la société et des produits dont elle assure la distribution et de mettre à disposition de la documentation technique, ne constitue pas une forme de prospection active des clients situés en France.
En revanche, les actes de démarchage réalisés par le biais de visites ou d’envoi de courriels à des clients situés en France ou encore le recrutement d’un « responsable développement du chiffre d’affaires » ayant notamment pour mission de prospecter de nouveaux clients et de réaliser des tournées commerciales sur le territoire français constituent des formes de ventes actives.
De tels agissements constituent des actes de concurrence déloyale justifiant le versement de dommages et intérêts au distributeur évincé.
Le préjudice réparable correspond à la perte de chance, pour le distributeur évincé, de réaliser des ventes sur « les ventes détournées ». Il est calculé en prenant en compte (i) le chiffre d’affaires réalisé par l’auteur de la violation au titre des ventes actives à des clients français (étant précisé qu’il lui appartient de prouver le caractère passif des ventes le cas échéant) et (ii) le taux de marge sur coûts variable du distributeur évincé.
Notes de base de page
(1) Les accords verticaux sont couverts par le règlement (UE) 2022/720 de la Commission du 10 mai 2022 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, entré en vigueur le 1er juin 2022. Celui-ci remplace le règlement (UE) 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010, applicable aux faits de l’espèce.
(2) Pour mémoire, une définition des notions de ventes « active » et « passive » a été introduite à l’article premier du nouveau règlement d’exemption applicable aux accords verticaux : « Ventes actives : le ciblage actif de clients par des visites, des lettres, des courriers électroniques, des appels ou d’autres moyens de communication directe ou par le biais de publicité et de promotion ciblées, hors ligne ou en ligne, par exemple au moyen de médias papier ou numériques, y compris les médias en ligne, les services de comparaison de prix ou la publicité sur les moteurs de recherche ciblant des clients sur des territoires spécifiques ou appartenant à des groupes de clients spécifiques, l’exploitation d’un site internet dont le domaine de premier niveau correspond à des territoires spécifiques, ou le fait de proposer sur un site internet des langues communément utilisées sur des territoires spécifiques, lorsque ces langues sont différentes de celles communément utilisées sur le territoire sur lequel l’acheteur est établi ; Ventes passives : les ventes faisant suite à des demandes spontanées de clients individuels, y compris la livraison de biens ou de services au client sans que la vente ait été initiée par le ciblage actif du client, du groupe de clients ou du territoire spécifiques, et incluant des ventes résultant de la participation à des marchés publics ou répondant à des procédures de passation de marchés privés. »